Interview de Lucas Rochette-Berlon et Théophile Robineau de l’association Une monnaie pour Paris
Comment le projet d’une monnaie locale à Paris est-il né ?
Lucas : Je suis arrivé à Paris l’été dernier de Marseille, où j’habitais avant. Là-bas je militais dans plusieurs associations écologiques et politiques, et j’avais déjà connu le projet d’une monnaie locale. En réfléchissant je me suis dit : c’est bien de militer, mais on fait beaucoup de projections à long terme, sur comment on aimerait voir le monde ; on fait rarement quelque chose de direct, qui change la vie de gens dans le concret. Je cherchais un projet à rejoindre qui soit vraiment concret, cette idée me trottait dans la tête depuis un bon moment quand j’ai vu le film Demain. Ça m’a beaucoup travaillé et je me suis dit : les monnaies locales ça permet de rejoindre tous les domaines dans lesquels je voulais travailler : l’écologie, le social, l’économie et la démocratie. C’est là que je me suis dit que c’était hallucinant que Paris n’ait pas encore de monnaie locale. J’ai commencé à interroger des gens autour de moi et on s’est réuni le 24 janvier : on était une quinzaine de personnes, qui ont commencé à travailler sur le projet et Une monnaie pour Paris est né à ce moment-là.
Théophile : Moi j’ai rencontré Lucas, on a beaucoup parlé de ce projet autour de quelques cafés et il m’a parlé de son projet. Dans ce projet, ce qui m’a intéressé tout de suite c’était l’aspect écologique : je suis parisien (même si je vis actuellement dans le 93), et c’est vrai qu’en tant que parisien on n’a aucun label qui nous permet d’en savoir plus sur la provenance des produits qu’on achète. Même le label France est trop vague, à mon goût. Du coup l’idée d’une monnaie locale était parfaite pour pouvoir trouver des produits dans lesquels avoir confiance et créer une sorte de petite économie ici à Paris. Pour Paris ça m’a semblé être une bonne solution, parce que tous les projets visant à une transition écologique semblaient être pensés pour des régions rurales : ça donne envie et c’est beau, mais au final le nerf de la guerre c’est quand même l’économie des grandes villes… Comment faire ? Parce qu’il n’est pas possible de demander à deux millions de parisiens de retourner à la ferme… On peut en rêver, mais évidemment ce n’est pas possible en l’état présent des choses.
Quels ont été les étapes successives à la réunion du 24 janvier ?
Théophile : On a été très vite partagé entre une volonté d’horizontaliser au maximum et le besoin de lancer la machine pour avancer au plus vite. La première étape a donc été celle de constituer un bureau, en recrutant onze personnes motivées pour le créer, et ensuite on s’est mis au travail sur le statut de l’association pour en assurer le fonctionnement et éviter les dérives. Paradoxalement on n’a pas vraiment parlé de quel type de monnaie locale on voulait pour Paris parce que on voulait laisser le choix aux parisiens : on voulait que ce soit une discussion qu’on fasse quand on aurait plus de monde, du monde de tous les horizons, car pour le moment beaucoup de participants sont des étudiants, et même parmi les autres on n’a pas encore de profils assez variés. L’enjeu est de trouver quelque chose qui puisse marcher pour Paris, parce que, sauf quelques rares exemples de monnaies locales qui marchent pour des grandes villes d’un million d’habitants, on n’a pas d’exemples de projets sur une ville de cette ampleur-là.
Lucas : Ce travail de construction s’est conclu le 11 mai, quand on a eu notre assemblée constitutive, lors de laquelle on a voté notre statut, notre bureau et on a présenté les objectifs. En même temps on a tenté de faire différentes actions pour sensibiliser et faire parler du projet : on a eu un stand à Nuit Debout, le 17 avril, dans le village des alternatives ; on a organisé environ une réunion publique par mois, dans des cafés ou dans des lieux associatifs, dans le but de présenter le projet à différentes personnes ; on est aussi allé rencontrer différents acteurs qui pourraient être intéressés par le projet : des acteurs associatifs, comme Les Colibris et Alternatibas, mais aussi des acteurs institutionnels, notamment la Mairie du XIème.
Quel est le profil des personnes que vous avez rencontrées à vos réunions ?
Théophile : Au début on a eu surtout beaucoup d’étudiants, mais très vite nous avons été rejoints par beaucoup de gens avec des profils assez différents, qui avaient vu le film Demain et pour lesquels, d’un coup, le mots « monnaie locale » prenaient un nouveau sens. On a eu des commerçants qui sont venus poser des questions, des retraités, impliqués dans la vie de quartier, mais aussi – surtout avec Les Colibris – des gens de trente, quarante ou cinquante ans qui ont décidé de changer radicalement de vie et qui se sont investis dans des projets écologiques. De façon plus anecdotique, on a rencontré quelques paysans travaillant avec les AMAP, mais encore nous ne sommes pas au stade de variété qu’on voudrait avoir pour lancer une discussion publique.
Quel différences peut-il y avoir parmi les monnaies locales ?
Théophile : La Mairie du XIème a fait une étude sur les monnaies locales, de laquelle a émergé que – sauf quelques cas plus encourageants – la majorité des monnaies locales qui existent, restent dans un petit cercle d’initiés. C’est notre grande peur, parce que pour nous l’important est de ne pas rester enfermés dans le cercle de ceux qui sont déjà convaincus. Voilà pourquoi on ne voulait pas d’une monnaie qui soit trop complexe, ou trop connotée politiquement : on veut d’une monnaie qui puisse devenir quelque chose du quotidien pour tout le monde, et pour cela on veut savoir quels sont les besoins des parisiens, mais aussi jusqu’où ils sont prêts à aller. Et surtout, il faut qu’ils puissent avoir une monnaie locale en laquelle ils aient confiance.
Lucas : À propos du type de monnaie, il faut savoir qu’il peut y avoir différents types de fonctionnement. Par exemple il existe des monnaies qui sont fongibles, ça veut dire qu’elles « fondent » et perdent de la valeur au fil du temps si on ne les utilise pas, par exemple tous les mois ou tous les deux mois elles perdent 0,05%. Du coup tous les six mois ou tous les ans il faut acheter des timbres pour les revalider. Ce système est très efficace pour relancer l’activité, le problème est que c’est assez compliqué et très contraignant pour les gens : ça marche surtout avec des gens qui sont déjà très engagés et très militants. La monnaie locale de Marseille, par exemple, marche comme ça, mais la majorité des gens aurait peur de la complexité d’une telle monnaie. Même si ce n’est pas encore tranché, nous pensons aller vers une monnaie qui ne soit pas fongible et qui garde sa valeur au cours du temps.
De plus, il y a différentes manières de concevoir aussi qui peut l’utiliser, avec les chartes. Ça peut être très restrictif, il y a des monnaies locales qui ont plus de trente critères pour déterminer quels commerces et entreprises peuvent être éligibles à l’utiliser : par exemple il faut fournir le temps et la consommation d’énergie, le kilométrage exact de chaque produit, les produits chimiques utilisés, le type d’emplois qu’il y a dans l’entreprise (le nombre de CDI etc.)… Ça devient très complexe et il n’y a que peu d’entreprises qui sont déjà très militantes et qui peuvent se le permettre. Mais on peut aussi choisir d’avoir une monnaie qui soit accessible à un plus grand nombre d’entreprises et qu’on accompagne dans leur transition, au lieu de ne parler qu’à des gens qui ont déjà fait la transition et dont la consommation ne changerait pas.
Théophile : On est encore une fois sur la fameuse ligne rouge, le dilemme : faut-il simplifier la vie des gens et leur permettre de continuer à aller au supermarché, ou doit-on être plus ambitieux ? Tout en sachant qu’on peut tout à fait imaginer un système qui fonctionne par étapes.
Lucas : Nous, ce qu’on a essayé d’imaginer c’est un système qui fonctionne sur deux ans. Par exemple si on lançait la monnaie locale le 1er septembre 2017, tous les billets, tous les certificats et toutes les licences dureraient du 1er septembre 2017 au 1er septembre 2019. Cela nous laisserait deux ans pour entendre les besoins et les retours des utilisateurs, et à partir du 1er septembre 2019, quand tous les billets et toutes les licences devraient être renouvelés, on pourrait partir sur un nouveau type de monnaie, fongible par exemple, ou avec des critères plus rigides pour pouvoir y accéder. Les entreprises qui auront envie de continuer, parce qu’elles voient que ça fonctionne et que cela leur convient, auront eu deux ans pour s’améliorer sur certains critères choisis.
Est-ce que, même si ce n’est pas encore tranché, vous avez déjà une idée de certains des critères pour pouvoir accéder à cette monnaie ?
Théophile : Il y aura sans doute un certain nombre d’interdits, typiquement la vente d’armes et d’OGM, mais ces gens-là ne seraient évidemment pas intéressés à rentrer dans le système. Sinon on a envisagé, pour pouvoir s’adapter à une ville comme Paris, où on peut trouver des profils vraiment différents, de partir sur l’idée d’avoir un certain nombre de critères, et que chaque entreprise aie à en remplir un nombre minimum. Cela pourrait permettre de contourner certains soucis : c’est typiquement le cas de certaines AMAP par exemple, qui sont bio, qui emploient des gens, qui utilisent de l’énergie respectueuse de l’environnement, mais qui ne sont pas assez prêtes.
Pour être un peu plus précis, il y aura sans doute parmi les critères que les produits soient locaux, qu’ils proviennent d’une agriculture biologique, et sans OGM. Qu’ils utilisent de l’électricité d’origine renouvelable, notamment en passant par Enercoop… Des critères écologiques, bien sûr, mais aussi des critères concertants la forme sociale de l’entreprise.
Lucas : Un autre exemple peut être celui des chaînes Bio c’est bon et Naturalia : elles ne sont pas des coopératives, ce sont des groupes de commerce qui n’ont pas forcément un esprit éthique, mais si on ne travaillait qu’avec les Biocoop on risquerait de ne pas toucher assez de gens. Ces chaînes rentreraient donc parce qu’elles vendent du bio et du local, même si elles ne sont pas des coopératives et ne respectent donc pas les critères de la forme sociale de l’entreprise.
Comment est-il possible que des billets locaux puissent être utilisés comme des euros ?
Lucas : Légalement, pour que nos billets puissent être utilisés il faut qu’en contrepartie on ait un fond de réserve, sur lequel serait déposé en euros exactement la quantité de monnaie locale qui est échangée. Par exemple, si sur le territoire il y a cent mille unités de monnaie locale qui circulent, il faut que sur notre compte il y ait cent mille euros.
Théophile : Et ces fonds déposés ne peuvent pas être dépensés n’importe comment. Ils ne peuvent être investis que dans des projets locaux, ce qui permet de doubler la monnaie en circulation.
Lucas : Exactement, parce que comme ça il y a cent mille unités de monnaie locale qui circulent entre les mains des commerçants et des particuliers dans les échanges locaux ; et en même temps il y a cent mille euros sur le fond de réserve qui, eux, permettent d’investir localement, par exemple pour un agriculteur qui a besoin d’installer un panneau solaire. Il y a donc deux fois plus d’argent en circulation et, les deux étant bloqués localement, ils sortent du circuit spéculatif.
Et est-ce que le fond de réserve marche de la même manière aussi pour les banques « classiques » ?
Théophile : Non, et c’est ça la faille.
Lucas : Actuellement nous avons des critères très stricts, et nous sommes censés avoir 100% de la monnaie locale en circulation. Pour les banques, il est possible de n’avoir que 2%… Ce qui veut dire que 98% de l’argent que les banques promettent avoir n’existe pas ; et du coup, si tout le monde allait à la banque pour récupérer son argent, la banque serait obligée de fermer parce qu’elle n’a plus d’argent.
Théophile : Et c’est là l’intérêt d’une monnaie locale, que toute la valeur qui va être en circulation va être basée sur des choses réelles, sur du travail, sur des tomates, sur des tables.
Quelles seront les prochaines étapes de ce projet ?
Lucas : Il y a plusieurs grosses étapes : des réunions publiques de co-création, avec les citoyens, les entreprises, les personnalités politiques et les associations, pour choisir ensemble ce qu’on va faire. Il va ensuite y avoir une campagne de financement participatif, qui nous permettra d’avoir les fonds pour lancer la monnaie, et pour que ce soit un projet dans lequel ce sont les citoyens qui investissent, pas la Mairie ni les entreprises. Il y aura un referendum pour le choix du nom et, début 2017, on pourra commencer à réunir les partenariats pour imprimer les billets, les sécuriser et commencer à les distribuer, pour pouvoir lancer le projet à l’été ou à l’automne 2017.
Théophile : Une fois le processus lancé, ce qu’on espère c’est avoir assez vite des entreprises ou des institutions qui paieront leur dépendants en monnaie locale, au moins en partie.
Lucas : L’avantage avec les salaires, c’est que les gens reçoivent régulièrement des sommes d’argent en monnaie locale et se mettent donc à le dépenser de façon régulière.
Théophile : Et, pour boucler la boucle, l’idéal serait de pouvoir payer ses impôts municipaux en monnaie locale, si possible. Car le but est qu’il y ait de moins en moins besoin de faire l’échange et que la monnaie puisse circuler de façon naturelle dans les circuits.
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